La manipulation de l’information, notamment par l’astroturfing, déjà présente dans le monde militaire et publicitaire, a pris une ampleur inédite avec l’essor des réseaux sociaux et est devenue omniprésente sur la scène politique. Les récentes élections roumaines, annulées en décembre 2024 et dont le premier tour repris le 4 mai dernier a vu le candidat d’extrême droite George Simion arriver en tête, illustrent les dangers que cette manipulation fait peser sur la démocratie.
Vous cherchez un restaurant pour une soirée entre amis et, en consultant les critiques en ligne, vous tombez sur des avis débordant d’enthousiasme. Séduit, vous réservez une table sans savoir que ces commentaires élogieux ont été fabriqués pour influencer votre choix: un phénomène appelé « astroturfing ».
L’astroturfing est une technique de manipulation de l’opinion publique où des groupes ou des individus créent l’apparence d’un mouvement populaire spontané, alors qu’il s’agit en réalité d’une campagne orchestrée par des entités ayant des intérêts particuliers, comme des entreprises ou des partis politiques. Le terme « astroturfing » vient du mot « astroturf », qui désigne un gazon artificiel, pour suggérer que l’initiative semble provenir de la base citoyenne, mais est en réalité entièrement fabriquée.
Cela peut prendre plusieurs formes, telles que la création de faux profils sur les réseaux sociaux, la diffusion de commentaires et de messages sur des forums, ou encore la publication d’articles ou de lettres à des journaux, sous de fausses identités ou en dissimulant les véritables intérêts derrière ces messages. L’objectif est de donner l’impression que de nombreuses personnes soutiennent une cause ou une opinion, afin d’influencer la perception publique et les décisions politiques ou commerciales.
Les élections présidentielles roumaines de décembre 2024 ont été annulées en raison de soupçons de manipulation des algorithmes au profit du candidat pro-russe Călin Georgescu. Ces élections illustrent la nouvelle réalité des guerres de l’information qui se jouent notamment sur les réseaux sociaux et qui ont des impacts immenses sur la démocratie.
Alors qu’il était pratiquement inconnu et ne bénéficiait du soutien d’aucun parti politique, Călin Georgescu a terminé en première position en menant une campagne essentiellement sur le réseau social TikTok, reposant notamment sur la technique de l’astroturfing. Son équipe a manipulé l’algorithme de la plateforme en rémunérant des influenceurs pour qu’ils produisent des vidéos incitant au vote, en créant de faux comptes ou en encourageant de véritables utilisateurs à inonder les publications de commentaires renvoyant au contenu de Călin Georgescu, faisant ainsi gonfler artificiellement sa popularité.
Ce phénomène illustre en partie le modèle enseigné dans les facultés de communication, à savoir la théorie de la communication à double étage, formulée par Paul Lazarsfeld et Elihu Katz sous le nom « two-step flow of communication », selon laquelle les individus sont davantage influencés par des leaders d’opinion que par les médias eux-mêmes. Sur TikTok, des micro-influenceurs, bien que peu suivis, exercent une influence disproportionnée en relayant des messages politiques à leur audience fidèle, amplifiant ainsi la portée des campagnes d’astroturfing.
En politique, de vastes opérations d’astroturfing ont également été observées lors de la campagne du référendum sur le Brexit, soit le départ du RoyaumeUni de l’Union européenne, en 2016. L’entreprise Cambridge Analytica avait conçu une stratégie numérique en faveur du « Oui », ciblant des électeurs jugés réceptifs selon leurs données personnelles, afin de les exposer – notamment via le réseau social Facebook – à des contenus suscitant la colère envers les migrants et l’Union européenne, dans le but d’influencer leur vote.
L’élection présidentielle américaine de 2016, remportée par Donald Trump, a été en partie orchestrée à l’aide de techniques d’astroturfing et de manipulation numérique, mises en oeuvre par Steve Bannon, qui deviendra ensuite son principal stratège à la Maison-Blanche. Partout dans le monde, des fermes à trolls actives sur différents réseaux sociaux cherchent à influencer l’opinion publique en fabriquant l’illusion d’un large soutien populaire.
Lors de la reprise des élections présidentielles roumaines des 4 et 18 mai, Călin Georgescu n’a pas pu se présenter, sa candidature ayant été rejetée par la Commission électorale centrale, puis définitivement écartée par la Cour constitutionnelle en mars. Cette décision faisait suite à des violations des règles électorales constatées lors du scrutin annulé de 2024, notamment des irrégularités dans le financement de sa campagne et des accusations d’ingérence étrangère.
Il est logique de croire que George Simion a pu bénéficier d’un effet Călin Georgescu en rassemblant les voix de ceux qui ont été déçus par l’annulation de l’élection. Il est toutefois important de rappeler qu’aucune manipulation d’ampleur n’a été observée sur l’internet roumain.
Pourtant, l’astroturfing et les autres méthodes de manipulation numérique de l’information risquent de demeurer bien présents en politique. Dans un contexte où les algorithmes privilégient l’émotion au détriment de la véracité, il devient urgent de développer une vigilance citoyenne face à ces simulacres de débat public.
Article publié dans L’Acadie Nouvelle du 10 mai 2025: https://www.acadienouvelle.com/chroniques/2025/05/09/astroturfing-et-politique/